AU FIL DES SEMAINES > L’ACTU – Paris, des Algériens, James Baldwin, le regard d’un Noir américain.
“Quand je revins à Paris, à la fin de l’été, la plupart des cafés arabes que je connaissais avaient été fermés. Mon changeur de devises préféré, qui était aussi mon guide dans les mauvais lieux, une très belle fripouille, avait disparu, personne ne savait ou ne voulait dire où. Un autre type avait eu les yeux crevés, par la police selon certains, par ses frères de race selon d’autres, parce qu’il était un indicateur. En un sens, ce beau garçon, puni de cécité comme traître à la France ou à l’Algérie symbolise l’atmosphère qui régnait à Paris dans les années qui ont précédé la révolution. On était soit Français, soit Algérien : on ne pouvait pas être les deux.
Alors commença une époque de rumeurs comme je n’en avais jamais connu. D’une certaine façon, ce qui arrivait aux Algériens ne m’atteignit pas parce que les Noirs ne semblaient pas être visés. Inconsciemment, je vivais à l’intérieur des structures américaines et dans ces structures, puisque les Arabes ont la peau plus claire que les Noirs, ceux-ci auraient dû souffrir davantage. Mais, qu’ils fussent de la Martinique, du Sénégal ou d’ailleurs, les Noirs étaient aussi visibles et repérables qu’avant et personne pourtant ne semblait les importuner ou leur accorder une attention particulière. Enfin, non seulement je réagissais selon le système de référence américain mais je faisais partie de la colonie américaine de Paris et nous étions plutôt lents, dans l’ensemble, à comprendre les événements.
Je finis pourtant par remarquer que je ne voyais plus aucun des Algériens que je connaissais, plus un seul; je n’avais donc aucun moyen de savoir ce qu’ils étaient devenus. On ne les apercevait plus dans les boîtes minables que nous fréquentions ensemble, ils avaient apparemment abandonné leurs chambres; leurs cafés, comme je l’ai dit étaient fermés et ils n’apparaissaient plus sur les trottoirs parisiens pour vous changer de l’argent ou vous vendre leurs tapis, leurs cacahuètes ou même leurs corps. Nous apprîmes qu’on les avait mis dans des camps autour de Paris où on les torturait et où on les assassinait. Personne ne voulait le croire, cela suscitait en nous un profond malaise, nous sentions qu’il nous fallait faire quelque chose mais nous étions impuissants. Nous commençâmes à comprendre qu’il y avait forcément une part de vérité dans ces vagues rumeurs : une femme me raconta qu’elle avait vu à Pigalle un Algérien projeté par le propriétaire d’un café à travers la porte vitrée fermée d’un établissement. Elle avait donc assisté, sinon à un meurtre, du moins à une tentative de meurtre. En fait, on assassinait les Algériens dans les rues, on les parquait dans des prisons, on les jetait dans le Seine comme des mouches.
Mais il n’y avait pas que les Algériens. Quiconque à Paris, ces années-là, ne semblait pas venir droit de Suède, était soupçonné d’être Algérien. A chaque coin de rue, on tombait sur la police, parfois armée de mitraillettes. Turcs, Grecs, Espagnols, Juifs, Italiens, Noirs américains, même des Français de Nice ou de Marseille étaient sans cesse en butte à des tracasseries et on ne saura pas combien de gens, sans le moindre lien avec l’Algérie, furent jetés en prison ou assassinés pour ainsi dire par accident. Le fils d’un acteur de renommée mondiale, lui-même acteur, qui avait une peau basanée et ne parlait pas français, fut rendu encore plus muet par le revolver braqué sur lui par un policier; il dut son salut uniquement au fait qu’il se trouvait à proximité de son hôtel et put appeler le veilleur de nuit qui se précipita pour l’identifier. Deux jeunes italiens en vacances eurent moins de chance : ils roulaient gaiement sur leur Vespa et n’obéirent pas aux sommations d’un policier ; celui-ci tira et leurs vacances eurent une fin sanglante. Tous les gens que l’on connaissait avaient des choses semblables à vous raconter ; la presse commença à en publier ; il fallait de plus en plus de précautions pour se déplacer dans la célèbre Ville lumière.
Grâce à Dieu, je n’avais jamais, et surtout pas après m’y être installé, éprouvé le moindre amour romantique pour Paris. J’avais peut-être poétisé Londres, à cause de James Dickens ; mais cette poésie disparut dès que j’eux posé mes bagages sur le trottoir de la gare Victoria. Je n’étais pas tant venu à Paris que je n’avais fui l’Amérique. J’avais, par exemple, sérieusement envisagé d’aller travailler dans un Kibboutz en Israël et si je choisis Paris ce fut presque en fermant les yeux et en posant mon doigt au hasard sur un carte. Aussi, tout ce qui se passait me démoralisait moins que si j’avais commis l’erreur initiale de considérer Paris comme la ville la plus civilisée et les Français comme le peuple le moins primitif de la terre. Je connaissais trop bien la révolution française. J’avais trop lu Balzac pour m’abuser ainsi. Chaque fois que je traversais la place de la Concorde, j’entendais le roulement des tombereaux, le grondement de la populace et, là où se dresse l’Oblélisque, je voyais – et je vois toujours – la guillotine. Quiconque s’est trouvé un jour à la merci du peuple a fait une expérience inoubliable ; il se méfiera toujours du patriotisme populaire et évitera les foules, même les plus chaleureuses.
Pourtant, je m’étais enfui parce que j’espérais trouver un endroit où je serais traité plus humainement que dans mon pays, où les risques que je courais me seraient plus personnels et mon destin moins rigidement fixé. Et Paris m’avait donné cela, tout en me laissant complètement seul. J’y vécus longtemps sans me faire un seul ami français et encore plus longtemps avant de pénétrer dans un foyer. Cet état de choses ne me bouleversa pas parce que Henry James m’avait précédé à Paris et m’avait généreusement mis au parfum. Bien plus, pour un garçon noir qui a grandi grâce à l’aide sociale et à cette saloperie qu’était la charité des libéraux américains, cette totale indifférence venait comme un soulagement et même une marque de respect. Si j’arrivais à m’en sortir tant mieux ; si j’échouais, tant pis Je ne pouvais voulais aucune aide, et les Français se gardèrent bien de m’en offrir, ils me laissèrent me débrouiller tout seul. A cause de cela, même en sachant ce que je sais et aussi peu romantique que je sois, il y aura toujours une histoire d’amour entre moi et ces étranges et imprévisibles bourgeois chauvins qui, en parlant d’eux-mêmes, disent la France.”
James BALDWIN (Chassés de la Lumière) Editions YPSILON pp 45-48
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