AU FIL DES JOURS > L’IMAGE DU JOUR – Esclavage : dialogue inédit entre descendants d’armateurs et militants
En cette veille du 10 mai, souvent chaude et passionnée, la mémoire de l’esclavage en voie d’apaisement en France.
A quelques jours du 10 mai (journée de commémoration de l’esclavage, des résistances et des abolitions), c’est dans les locaux du journal régional que le militant associatif Karfa Diallo et deux descendants de grandes familles bordelaises, Axelle Balguerie et Pierre de Bethmann se sont, à nouveau, retrouvés. Ils dialoguent depuis deux ans.
Pourquoi nous? Pourquoi Bordeaux?
Karfa Diallo Je ne suis pas Antillais, donc pas descendant d’esclaves. Qui sait si mes ancêtres sénégalais n’ont pas été négriers… Ce qui ne m’empêche pas de travailler depuis 18 ans sur le sujet.
Pierre de Bethmann Je n’ai jamais eu l’occasion de parler de ce sujet avec mon père que j’ai perdu tôt. Je n’ai découvert cette problématique que par mes enfants qui avaient consulté la notice Wikipedia consacrée à ma famille. J’ai décidé simplement de ne pas balayer le sujet d’un revers de main_
Axelle Balguerie Nous ne discutions quasiment jamais de cela dans ma famille. Adolescente j’ai commencé à en entendre parler à l’extérieur, et j’ai récemment été l’objet de mises en cause que j’ai trouvées vraiment violentes.
Karfa Diallo En fait, nous nous sommes rencontrés avec Axelle dans des circonstances particulières. En mars 2014 j’avais été invité par le maire de Tresses à donner une conférence sur l’esclavage. C’était pendant les municipales et je me suis aperçu qu’Axelle Balguerie était candidate sur la liste d’opposition ! Ce n’était pas un hasard mais, du coup, nous nous sommes parlé.
Un problème complexe
Pierre de Bethmann Je pense indispensable de comprendre l’Histoire en profondeur, de s’efforcer de contextualiser, et de prendre par exemple conscience que les philosophes des Lumières eux-mêmes étaient souvent très complaisants à l’égard de l’esclavage colonial. Il est certainement possible de considérer la traite et le commerce en droiture comme des faits de nature comparable mais d’intensité différente, et dont la responsabilité incombe à un nombre considérable d’acteurs, notamment en Aquitaine. Et à propos de ce lointain ancêtre bordelais désormais incriminé, je suis en contact avec un chercheur universitaire dont la thèse en dresse un portrait très différent de la notice Wikipedia en question..
Karfa Diallo Même dans le cas de la traite, l’armateur n’affrétait pas seul un bateau pour le commerce triangulaire. Il avait forcément des associés…Quant au commerce en droiture vers les Antilles et Saint-Domingue, il a fait la fortune de Bordeaux, c’est évident. Mais lui aussi exploitait les esclaves qui peuplaient les plantations.
Axelle Balguerie Le fait que la traite ait été légale ne change rien au caractère rétrospectivement odieux de cette partie de l’Histoire. Au-delà de la question de savoir qui aurait fait quoi, ce que je trouve surtout important, c’est de comprendre et faire comprendre tout un fonctionnement d’une époque.
Karfa Diallo Tout cela montre combien le problème est complexe. Or cette histoire a toujours été traitée du seul point de vue émotionnel et occidental. Si l’on en reste à Bordeaux, on ne dit pas tout. Même la loi Taubira ne parle que de l’esclavage occidental.
Et maintenant?
Pierre de Bethmann Si vous comptez trois enfants en moyenne par génération, une personne de l’époque donne environ 20 000 descendants près de 300 ans plus tard. Et si vous multipliez ce résultat par le nombre d’acteurs directement ou indirectement concernés au XVIII° siècle, bien peu de gens peuvent s’estimer hors du champ de la réflexion aujourd’hui.
Axelle Balguerie Ce travail de mémoire que nous faisons depuis deux ans avec Karfa Diallo a l’avantage de passer par le dialogue. C’est une démarche pour ouvrir les yeux.
Karfa Diallo Travail de mémoire, le mot est important, bien plus que le « devoir de mémoire », qui n’existe pas. Le travail de mémoire peut se passer de noms et je pense désormais que c’est une erreur de vouloir débaptiser les rues portant des noms de négriers. En revanche, on peut sortir les victimes de l’ombre. Conserver les traces, mettre en évidence ce qui a été créé à partir de l’esclavage, encourager les familles à donner leurs archives. Nous ne voulons pas prédéterminer ce qui va se passer à partir de notre rencontre mais si « réparation » il doit y avoir, c’est dans la pédagogie, la solidarité, les mémoires apaisées qui pourraient faire l’objet
QUI SONT ILS?
Karfa Diallo est le fondateur-directeur de «Mémoires et partages» qui a succédé à DiversCités et la Fondation du mémorial de la traite des noirs, deux associations qui ont œuvré dans les années 90_à la reconnaissance de la traite des Noirs à Bordeaux. Egalement implantée à Dakar, la nouvelle structure s’intéresse désormais à bien d’autres sujets mémoriels comme les tirailleurs sénégalais. Directeur de la publication du site «SénéNews» Karfa Diallo vient par ailleurs de publier «Sénégal – France, mémoires d’alternances inquiètes» (L’Harmattan)
Axelle Balguerie habite à Tresses, où elle exploite des chambres d’hôtes sur la propriété familiale du XVIIIe. Elle est élue d’opposition, tête de liste du Nouvel élan tressois
Pierre de Bethmann est parisien d’origine bordelaise. Pianiste de jazz réputé, il a notamment participé à plusieurs projets musicaux liés à la mémoire de l’esclavage.
Propos recueillis par Catherine Darfay (Sud-Ouest)
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